lundi 2 décembre 2013

"À l’origine le rap se revendiquait purement de gauche. Aujourd’hui j’ai l’impression que tu y retrouves toutes les tendances politiques."Lucio Bukowski (RAGEMAG)

 
 
 
 

 

Ragemag s’est entretenu avec Lucio Bukowski, l’un des fers de lance du label de rap lyonnais L’Animalerie (voir encadré). Après avoir passé un an à travailler sur son dernier album, Sans Signature, ce chroniqueur intello-street est de ceux qui réfléchissent avant de parler. « Écoute ce que je dis, et regarde comment je fais » aurait pu être sa maxime. Dans un désert musical français où, trop souvent, la médiocrité fait figure d’oasis devant la profonde nullité ambiante… lui, nous offre son regard d’artiste-artisan sur la société actuelle.

On ne va pas te demander d’expliquer ton pseudonyme, mais on est quand même curieux de savoir quels sont les points communs entre Charles et Lucio Bukowski…

Tout d’abord la sensation profonde que sans l’écriture, ce serait le néant. Et puis la fascination pour le mot, la langue et ce qu’on peut en faire. Le langage et la poésie rendent l’être plus fort, et lorsque l’on y pénètre assez loin, on ne craint plus ni l’échec – qu’il soit social ou personnel - ni même les jugements moraux, ou tout ce qui peut contraindre l’esprit de l’homme à ne pas se laisser dénaturer par la politique, l’ambition dénuée de sens, la mode, le dogme… Toutes ces barrières tombent devant le Verbe et la poésie. Chez Charles Bukowski, ce qui m’intéresse, c’est son absence de concession, sa façon d’échapper au monde, sa volonté d’absence de puissance. Il substitue l’art à l’ambition, la solitude au mondain, l’intelligence au conformisme. Il est « l’homme libre » par essence. La spiritualité débarrassée des églises, la négation politique, l’humour, le sexe (réel), la solitude et l’ivresse.

Y a-t-il une volonté assumée de renforcer ton rap par la culture littéraire ?

À l’origine, non. J’écoute du rap depuis tout jeune, j’y ai baigné et je prends toujours autant de plaisir à le pratiquer après quatorze ans d’écriture. À côté de ça, je lis énormément et de tout. La littérature n’est pas un passe-temps, c’est mon carburant, mon plaisir, ma fenêtre sur autre chose. Le livre et le rap sont mes deux amours… et forcément tout cela s’entremêle en un style : le mien. Aujourd’hui j’assume sans problème, même si dans le rap tu es vite considéré comme « intello » voire « prétentieux » si tu affiches un lexique un peu plus fourni que la moyenne. Pour moi toute forme de culture est forcément un plus pour le créateur. Aucun auteur, peintre ou musicien n’est jamais parti de rien.

 

Pour rester dans les lettres, chez Ragemag on apprécie vraiment qu’un rappeur fasse référence à des auteurs comme Michel Clouscard ou George Orwell. Selon toi, le rap s’inscrit-il dans cette tradition de critique de la société et de la pensée dominante ?

Ce sont des auteurs qui ont eu – et ont toujours – une grande influence sur ma vision du monde, donc sur mon travail. Le premier à avoir attiré mon attention sur la pensée anarchiste est Kropotkine. Vers mes 16 ou 17 ans je suis tombé sur un exemplaire de L’Entraide. Ce livre a transformé à jamais ma conception de l’existence. Kropotkine défend l’idée d’un anti-darwinisme social. Selon lui, les hommes et les sociétés n’ont pas survécu par la lutte et la victoire du puissant sur le faible, mais par l’élaboration de réseaux de solidarité. J’aime cette idée. Tout ce en quoi je crois trouve sa place dans ce système. L’art, la culture, l’amour, la spiritualité… Par la suite, je me suis intéressé à Bakounine, Proudhon, Orwell, Guénon et puis enfin Michel Clouscard, dont la lecture et l’analyse m’ont terrassé. Lire Clouscard nécessite un travail de concentration et surtout la franche volonté de remettre en question sa propre vision, et sa façon de vivre dans cette société. Néanmoins une fois qu’on y goûte, tout est chamboulé et prend un sens nouveau.
Dans mon rap, ça ressort d’abord dans la pratique. Je suis un petit artisan, je crée à échelle humaine, je ne vise pas un large public. Ma musique est le fruit d’une inspiration et non d’un calcul. Les idées se transmettent par l’échange réfléchi, non par la diffusion de masse. La pensée dominante, quant à elle, a pour leitmotiv de consolider la confusion entre universalité et conformisme. Ça lui permet de façonner un monde clos, tout en affirmant le contraire. Tout ce qui lui échappe est automatiquement taxé de « déviationnisme », de danger pour le bien général. Et on retrouve ça dans le rap : l’idée de « purisme » en musique, est d’ailleurs d’une bêtise assez déconcertante.

 

Tu cites Antonin Artaud dans « Le feu sacré des grands brûlés ». On ressent dans certains de tes textes, comme dans certains des siens, une certaine souffrance d’exister…

Nous souffrons tous plus ou moins d’exister, c’est la plus humaine des réactions. Certains ont Dieu, d’autres la science, d’autres le nihilisme. Pour ma part ce qui me sauve, au-delà évidemment de l’amour des proches, c’est l’écriture. C’est peut-être la raison pour laquelle je retrouve chez Artaud des choses qui me correspondent, cette manière de s’échapper par le mot, par le langage, et cela en dépit de toute convention, et de tout code. L’univers d’Artaud, à première vue si chaotique, est en vérité d’un « réel » et d’une unité assourdissants. Le problème d’Artaud fut sa trop grande acuité de perception. Ça ne lui a valu que des foutues électrodes sur le crâne…
« Une victoire de la musique, c’est comme être invité au Grand Journal : quelque chose a foiré quelque part ! »

Apprécier les belles lettres ne t’interdit pas d’apprécier le rap hardcore de Booba. Tu l’expliques comment ?

Ce que j’aime chez Booba, c’est sa faculté à créer de l’image. Quel condensé, quelle violence ! Il ne s’interdit rien. Le rapprochement de mots qui n’ont rien à faire ensemble, la mesure en cours qui écrase la précédente, le second degré qui se rapproche dangereusement du premier, l’humour froid, la simplicité…

 

La Nouvelle revue française a comparé Booba à Céline. Toi qui admires Céline… Ça ne te fout pas un peu les boules ?

Je pense que l’auteur de cet article pensait surtout à la condensation et à la vitesse du style. Après nous sommes d’accord. La comparaison est non seulement malvenue mais surtout un peu absurde.

 

Qu’as-tu pensé de son clash avec La Fouine et Rohff ? Vu ta phrase dans « Feu Grégeois », peut-on logiquement présumer que tu es de la Team B2O… ?

Non je m’en tape assez royalement. Quand je dis que : « Je préfère Booba à tous les démagos du rap français » je mets en opposition un type comme Booba – qui est, quoi qu’on en dise, libéré de tout complexe et affiche une cohérence entre ce qu’il dit et ce qu’il fait – et cette foule de rappeurs français qui bouffent à tous les râteliers, tout en critiquant dans leurs textes un système et des valeurs bourgeoises blanches dans lesquels ils se sentent en réalité parfaitement à leur aise… puisqu’elles les nourrissent d’ailleurs grassement.

 

L’excellent Oxmo Puccino a remporté les dernières Victoires de la Musique (catégorie « meilleur album de musiques urbaines »). Sexion d’Assaut était nommé… alors que 1995 par exemple (pour ne parler que du mainstream) a été oublié. Ça t’inspire quoi ?

L’ANIMALERIE

La bande à Bukowski affronte une année 2013 plutôt charrette. Il aura d’ailleurs fallu un an à se donner hardcore et larmes avec Oster Lapwass, pour accoucher d’une galette (Sans Signature) « brute, complexe et accessible, noire à souhait, poétique et musicale ».
Ces fans de Fuzati et Grems, de Odezenne et MF Doom se sont, sans prétention, donné les moyens de leurs ambitions. Résultat : plusieurs EP sont attendus. L’un produit par Mani Deïz, le deuxième par Milka (Lucio Bukowski III), et un autre par Haymaker & Grand Jasmin Monkey King. Ajoutez deux longs-formats (L’art raffiné de l’ecchymose avec Nestor Kéa, et Le poète et le vandale avec Anton Serra et Oster Lapwass) et vous comprendrez à quel point les beatmakers de la clique du Rhône sont aussi productifs que des stakhanovistes en concours blanc. « Notre seul objectif est de produire » admet d’ailleurs Bukowski, « les gens qui nous suivent aiment cette abondance, et nous aimons créer. »
Le plus étonnant, c’est la maigreur des moyens dont dispose le crew. La plupart de ses membres ont un deuxième (ou un premier, c’est selon) boulot à côté du rap. « Je n’ai pas l’intention de faire de la musique mon métier. J’ai besoin de ne pas dépendre de mes créations pour payer le loyer, ainsi je demeure libre dans mon art », nous explique-t-on.
Grâce à L’Animalerie, La métropole lyonnaise, mieux connue pour le stade Gerland que pour le Ninkasi Kao, est devenue un nouveau spot du hip hop hexagonal. Bukowski se veut rassurant, « Y a plein de gars talentueux partout en France. Ça arrive de tous les côtés ». De quoi réconforter les plus sceptiques. Cette vague de rappeurs, aussi confidentielle soit-elle, n’en reste pas moins rafraichissante…
(Rires). Pour moi une victoire de la musique, c’est comme être invité au Grand Journal : c’est que quelque chose a foiré quelque part.

 

Il est facile de constater une véritable conscience politique dans ta musique. Mais aussi, et paradoxalement, un véritable désintérêt pour l’actualité politique et les médias en général…

Le gouvernement actuel est une sorte d’UMP qui ne s’assume pas, et qui pour donner le change attire l’attention sur une pseudo-politique de gauche (de type projet de loi tape-à-l’œil sur le mariage libre) mais qui évite au final tout ce qui fait une réelle politique de gauche : s’attaquer au chômage, à la précarité des classes moyennes et basses, s’opposer à l’ingérence ultralibérale européenne, protéger l’éducation, les PME, l’hôpital.

 

Tu dénonces un genre de Parti socialiste lavé à l’eau de Javel…

Le pseudo-progressisme propret version étudiant petit bourgeois en mal de sensations, qui n’a jamais mis les mains dans la merde, et porte un tee-shirt à l’effigie d’Obama m’emmerde ! Ces gens n’ont aucune foi véritable en les idées historiques de la gauche. Ils laissent s’effondrer l’École, ils méprisent les petits travailleurs et tapinent pour les puissances industrielles, affichent de la condescendance vis-à-vis des traditions et n’ont plus à la bouche que l’économie, l’énergie, la consommation et la laïcité, qu’ils ne respectent d’ailleurs pas eux-mêmes.

 

Et la majorité précédente (UMP) ?

Abjection libérale teintée d’américanisme : mythologie de la liberté individuelle et de la réussite pour tous, éradication des classes moyennes, destruction de la culture et de l’école, religiosité de façade, soumission à la banque … Eux, c’est le stade terminal du cancer marchand. Tout le monde descend !

 

Tu fais souvent des références appuyées à Bakounine… C’est encore possible et crédible d’être libertaire aujourd’hui ?

Le programme de Bakounine ou ceux des libertaires du XIXe siècle est évidemment impossible aujourd’hui. Néanmoins, on peut y puiser toutes sortes d’idées qui seraient applicables dans le quotidien. Quand tu jettes un œil à la Conquête du pain de Kropotkine par exemple, c’est un foisonnement de recettes simples pour un projet social fondé sur l’équilibre, l’unité et la cohérence. Mais les décisions concrètes venant toujours par le haut, on s’imagine bien que ce n’est pas pour aujourd’hui. Ça supposerait que les puissants acceptent cette abjecte et rétrograde idée de « partage des richesses » ou encore de « bien commun ».

 

Moi dernièrement, j’ai toujours pensé que le rap était devenu un truc de droite… j’ai tort selon toi ?

À l’origine le rap se revendiquait purement de gauche. Aujourd’hui j’ai l’impression que tu y retrouves toutes les tendances politiques. Après, quand on parle du culte de l’argent et du matérialisme, de montres et de voitures, on se rapproche en effet plus du libéralisme UMP que de la vision prolétarienne de Proudhon. Beaucoup crachent sur les puissants en espérant secrètement leur ressembler. Pour certains, la lutte est devenue l’assimilation. Devenir un meilleur démon pour mieux habiter l’enfer. C’est un peu le sens de la phrase « si la rue faisait de la politique cette pute serait de droite ».

 

Peut-on être un bon rappeur et avoir du fric à la pelle ?

Oui j’imagine. Tout dépend de ce que tu écris… de ce que tu assumes…

 

Ton rapport aux journalistes est souvent conflictuel. Tu vannes les médias en général, Télérama en particulier. Ces mecs-là se sont-ils déjà intéressés à toi de près ?

Non. Dieu m’en garde. Quelle saloperie ! Je me souviens encore lorsque j’ai vu Céline en couverture de leur magazine il y a un an ou deux… une récupération à vomir.

 

À choisir, tu préférerais être élu homme de l’année chez GQ, ou être produit par le fils de Sarko ?

(Rires). Me coincer le pénis dans la porte en sortant de la douche.

 

Ton rapport aux femmes aussi, semble assez conflictuel, on le ressent sur plusieurs morceaux. Alors, quel est ton rapport à la gent féminine et aux féministes ? On sait que le rap est souvent un milieu misogyne…


En aucun cas conflictuel. Tu fais sûrement référence aux phrases parfois crues et qui peuvent être considérées comme misogynes au premier degré. Or ces phases tu ne les retrouves que dans les egotrips, qui s’inscrivent plutôt dans l’ironie, et ne sont bien souvent là que pour provoquer une réaction chez l’auditeur. Le rire en général, le désaccord parfois, l’attention toujours. Ça m’amuse depuis mes débuts de constater que la plupart des gens qui écoutent du rap retiennent immédiatement un passage contenant les mots : « tapin », « chatte » ou « levrette ». C’est comme jeter un steak à un bull mastiff. Pour moi c’est avant tout un jeu.
En revanche, d’autres de mes textes sur les thèmes de la féminité et de la sexualité sont eux très sérieux. Par exemple, des textes comme « L’éloge du vagin » ou « Kamasutra song ». Je crois en l’amour simple et en l’érotisme, c’est-à-dire en la femme sensuelle et sexuelle, mais également mystique. Le corps de la femme est quelque chose de trop puissant pour l’homme, mais il ne peut s’empêcher de s’y diriger inlassablement. Le sexe est quelque chose d’indéchiffrable tout en étant instinctif, et s’en passer est une folie pure. Personnellement je ne connais rien de meilleur, pas même la littérature (rires).
Pour ce qui est du féminisme cela ne m’intéresse pas. Je vois la femme en tant qu’être social au même titre que l’homme. Il n’y a donc pas une classe « femme » mais « des femmes » : des ouvrières, des banquières, des gauchos, des libérales, des poétesses, des prostituées, des bénévoles sociales, des chômeuses, des chirurgiennes, des femmes de ménage… et ces femmes ont autant d’attentes et de visions différentes selon leur mode de vie. Un vagin en commun n’implique pas des idées similaires. Les féministes parlent quant à elles au nom de « la » femme, ce qui est absurde.
« Je crois en l’amour simple et en l’érotisme, c’est-à-dire en la femme sensuelle et sexuelle, mais également mystique. »

 

J’ai fait écouter certains de tes morceaux à un mec qui m’a dit : « c’est du rap dépressif ». J’ai pas trouvé ça si con… et toi ?

En aucun cas. C’est justement cette écriture et cette expulsion bileuse qui m’empêche de le devenir.

 

Tu te dénigres dans « Premièrement », pour mieux faire de l’egotrip sur plusieurs autres sons… Alors c’est quoi ton rapport de Lucio Bukowski à Ludovic ?

Cela n’a pas à être expliqué. C’est tout l’intérêt et le charme de la transposition dans l’écriture…

Source : RAGEMAG, interview reéalisé par David de Araujo

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